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Sciences économiques : « Les nominations au Conseil national des universités se conforment à un seul courant de pensée »

Un collectif d’une centaine d’universitaires, parmi lesquels Aurore Lalucq, Pierre Khalfa, Gérard Filoche et Henri Sterdyniak, s’élève contre le manque de pluralisme des nominations effectuées par le ministère de la recherche dans la section « Economie » du Conseil national des universités, en charge des recrutements et des carrières de la discipline.

« En somme, nous revenons toujours à la question suivante : à quoi servent les économistes… s’ils disent tous la même chose ? »

Tribune. Le mardi 26 novembre, le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a fait paraître la liste des nominations pour le Conseil national des universités (CNU). Ce conseil est composé de deux tiers de représentants élus par les enseignants-chercheurs et d’un tiers de nommés par le ministère. Son rôle est crucial dans le recrutement et la carrière des enseignants-chercheurs.

Dans la section des sciences économiques – la section 05 –, les titulaires nommés se conforment toutes et tous à un seul courant de pensée, ce qui n’est pas du tout représentatif du résultat des élections. Or, selon le décret relatif au CNU, « les nominations concourent à l’objectif de représentation équilibrée ».

Suprématie des marchés

En effet, la section « a vocation à assurer la représentation équilibrée de la diversité du champ disciplinaire concerné (…) » (article 3 du décret 92-70 du 16 janvier 1992). L’équilibre au sein de la section a été profondément rompu par ces nominations. Ce manque de pluralisme nous semble mettre en danger la capacité de la discipline économique à offrir des solutions pour les enjeux d’avenir, notamment face aux besoins sociaux, économiques et écologiques récents.

Ces nominations nous concernent toutes et tous, puisqu’elles vont influencer la façon dont nos enfants apprendront l’économie dans nos universités, et aussi comment la recherche va porter son regard sur les politiques publiques et le fonctionnement de l’économie en France. Par exemple, la crise de 2008 nous a montré que l’économie néoclassique au sens large, courant dominant favorisé par ces nominations, n’était pas capable d’en expliquer les causes.

De même, cette vision dominante de l’économie reste en retrait sur les problématiques du changement climatique et de la destruction de la biodiversité de notre planète ou sur les autres crises sociales que notre pays connaît, notamment celle des « gilets jaunes ». Ce manque de pluralisme doit ainsi alerter la communauté scientifique dans son ensemble, au-delà de l’économie.

En effet, ces nominations font la part belle à des travaux dont le raisonnement repose sur la suprématie des marchés, sur la rationalité des agents et ayant pour finalité l’optimisation d’un critère unique, celui du surplus économique. Certes, les approches méthodologiques employées, essentiellement mathématiques et micro-fondées, aussi bien que le vaste panel de problématiques soulevées, présentent toutes un intérêt.

Difficile cohabitation

Cependant, l’analyse économique des questions sociétales ne peut être réduite à un critère unique, déconnecté de la multiplicité des formes institutionnelles, c’est-à-dire des normes et valeurs influençant les comportements sociaux. Encore une fois, il ne s’agit pas de hiérarchiser les démarches mobilisées par l’économie, mais bien d’inviter à renforcer le pluralisme et la complémentarité des analyses qu’il permet.

La difficile cohabitation des approches dans la discipline économique n’est pas nouvelle. Pour de nombreuses raisons, le champ disciplinaire de l’économie s’est historiquement construit autour d’approches diverses, de théories complémentaires ou opposées, de méthodes d’analyses s’inspirant des différentes sciences sociales ou des sciences naturelles amenant une pluralité motrice du dynamisme de ce champ de recherche.

Ainsi, parallèlement à l’économie standard (dominante aujourd’hui), tf une économie hétérodoxe s’est développée. Celle-ci, avec toute sa diversité, utilise des méthodes issues de l’histoire, de la sociologie, des sciences politiques, etc., et revendique une économie « ancrée dans les sciences sociales ».

Fort du constat d’une prédominance de l’approche standard dans le milieu universitaire, et face aux crises successives essuyées par notre système économique (« subprimes », dettes souveraines, etc.), l’Association française d’économie politique (AFEP) avait appelé en 2012 à la création d’une nouvelle section disciplinaire du CNU, intitulée « Economie et société ». L’AFEP montrait notamment le faible pluralisme des recrutements de professeurs des universités, puisque entre 2000 et 2011, 84,2 % des 209 recrutements de professeurs appartenaient au courant dominant.

Soutenue par un important collectif d’universitaires de toutes disciplines, cette nouvelle section disciplinaire aurait eu vocation à renouveler la réflexion économique et sociale en donnant une plus grande place à la construction sociale des faits économiques, aux institutions et à l’histoire… si seulement de hautes personnalités de l’institution universitaire ne s’étaient ouvertement opposées à cette création en 2015.

Mépris

Face à leur pression, la ministre de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, avait reculé : le projet d’une section « Economie et société » avait été ajourné. Un équilibre temporaire avait été trouvé en proposant une liste de nommés reflétant la diversité de la discipline.

Le gouvernement d’Edouard Philippe semble bien avoir décidé de faire voler en éclat le difficile équilibre de la section de sciences économiques, et ce en dépit de l’objectif de représentation équilibrée prévu par le décret de 1992.

Dans un contexte de grande incertitude et face aux défis actuels et futurs tels que le changement climatique, l’instabilité des marchés financiers ou la recrudescence des inégalités, la réponse des sciences économiques doit être à la hauteur des enjeux. Cette réponse ne peut-être dictée par une école de pensée, une méthode ou une théorie unique ; elle ne peut s’appuyer sur le mépris des théories ou méthodes alternatives.

Au contraire, la complexité du monde et de son avenir nous contraint à faire force de nos différences conceptuelles pour mieux appréhender les défis de demain. Face aux enjeux immenses qui nous attendent et à l’incertitude forte qui y est associée, nous ne pouvons connaître les options qui nous permettront de relever ces défis. Il serait donc infiniment préjudiciable que l’économie refoule la variété des solutions qu’elle a à proposer. En somme, nous revenons toujours à la question suivante : à quoi servent les économistes… s’ils disent tous la même chose ?

Les signataires : Audrey Aknin, maître de conférences (Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines) ; Dominique Archambault, professeur (Paris-VIII) ; Ludivine Balland, maître de conférences en sociologie (Nantes) ; Claire Barraud, professeur certifié (université Grenoble-Alpes) ; Nicolas Bédu, maître de conférences (université d’Artois) ; Laurence Bélis, professeur certifié (Paris-I) ; Nicolas Béniès, économiste (université populaire de Caen) ; Lucas Bento de Carvalho, professeur de droit (Montpellier) ; Jean-Philippe Berrou, maître de conférences (Sciences Po Bordeaux) ; Eric Berr, maître de conférences (Bordeaux) ; Alexandre Berthe, maître de conférences (Rennes-II) ; Evan Bertin, doctorant en sciences économiques (Paris-XIII) ; Franck Bessis, maître de conférences (Lyon-II) ; Jérôme Blanc, professeur des universités (Sciences Po Lyon) ; Philippe Bon, conseiller national Sud Recherche EPST-Solidaires ; Bérenger Boulay, enseignant en IUT ; Delphine Brochard, maître de conférences (Paris-I) ; Mireille Bruyère, économiste (Toulouse-II) ; Louison Cahen-Fourot, post-doctorant et professeur assistant (université d’économie et de commerce de Vienne, Autriche) ; David Cayla, maître de conférences (Angers) ; Léo Charles, maître de conférences (Rennes-II) ; Benjamin Coriat, professeur émérite de sciences économiques (Paris-XIII) ; Clément Coste, maître de conférences (Sciences Po Lyon) ; Pierre Cours-Salies, sociologue, professeur retraité (Paris-VIII Saint-Denis) ; Nathalie Coutinet, maître de conférences (Paris-XIII) ; Thibaud Deguilhem, maître de conférences (Paris) ; Gwenaël Delaval, maître de conférences (Grenoble) ; Adrien Delespierre, post-doctorant à l’Inserm ; Jean Dellemotte, maître de conférences (Paris-I) ; Christophe Demarque, maître de conférences (Aix-Marseille) ; Christèle Dondeyne, maître de conférences (Bretagne occidentale) ; Pascale Dubus, maître de conférences (Paris-I) ; Nathalie Duclos, maître de conférences en science politique (Tours) ; Cédric Durand, maître de conférences (Paris–XIII) ; Anne Eydoux, maître de conférences (Cnam), Economiste atterrée ; Marie Fare, maître de conférences (Lyon-II) ; Natacha Fauvet, chargée d’études en environnement à l’Apave de Bordeaux ; Sylvie Ferrari, maître de conférences (Bordeaux) ; Catherine Figuière, maître de conférences (Grenoble) ; Gérard Filoche, inspecteur du travail en retraite ; Jean-Luc Gautero, maître de conférences (Nice-Sophia-Antipolis) ; Olivier Gebuhrer, maître de conférence honoraire (Strasbourg) ; Alain Gueringer, chercheur (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture, Irstea) ; Nadia Guiffant, enquêtrice en socioéconomie (Irstea) ; Laëtitia Guilhot, maître de conférences (Grenoble) ; Janique Guiramand, secrétaire nationale de Sud-Recherche EPST-Solidaires ; Yann Guy, maître de conférences (Rennes-II) ; Hervé Guyon, maître de conférences (Bretagne occidentale) ; Elie Haddad, chargé de recherche (CNRS) ; Hugo Harari-Kermadec, maître de conférences (ENS Paris-Saclay) ; Jean-Marie Harribey, maître de conférences (Bordeaux) ; Anaïs Henneguelle, maître de conférences (Rennes-II) ; Isabelle Hirtzlin, maître de conférences (Paris-I) ; Sabina Issehnane, maître de conférences (Rennes-II) ; Sophie Jallais, maître de conférences (Paris-I) ; Arthur Jatteau, maître de conférence (Lille) ; Alexis Jeamet, doctorant (Paris–XIII) ; Pierre Khalfa, Fondation Copernic ; Aurore Lalucq, économiste et eurodéputée (S&D) ; Thomas Lamarche, professeur (Paris-I) ; Xavier Lambert, professeur (Toulouse) ; Dany Lang, maître de conférences (Paris–XIII) ; Pascal Lederer, physicien, philosophe, directeur de recherche honoraire (CNRS) ; Emeric Lendjel, maître de conférences (Paris-I) ; Estelle Leroux, chercheur en géosciences marines (Ifremer) ; Olivier Long, maître de conférence (Paris-I) ; Frédéric Lordon, directeur de recherche CNRS, université La Sorbonne ; Léo Malherbe, doctorant (Bordeaux) ; Catherine Mathieu, économiste à l’OFCE ; Philippe Moati, professeur (Paris-VII) ; Rémi Mongruel, économiste, chercheur (Ifremer) ; Geneviève Nouyrigat, maître de conférences (Grenoble) ; Denis Orcel, cosecrétaire fédéral SUD-Education ; André Orléan, directeur d’études (EHESS) ; Fabienne Orsi, économiste, chercheuse (IRD) ; Ugo Palheta, sociologue, maître de conférences (Lille) ; Guillaume Pastureau, professeur de SES (lycée Montesquieu, Bordeaux) ; Alban Pellegris, professeur agrégé (Rennes-II) ; Corinne Perraudin, maître de conférences (Paris-I) ; Ilias Petalas, éditeur (CNRS) ; Yann Philippe, maître de conférences (Reims) ; Alain Piveteau, chargé de recherche (IRD) ; Muriel Pucci, maître de conférences (Paris-I) ; Emmanuelle Puissant, maître de conférences (Grenoble) ; Béatrice Quenault, maître de conférences (Rennes-II) ; Christophe Ramaux, maître de conférences en économie (Paris-II) ; Cecilia Rikap, post-doctorante (Paris-V) ; Esther Regnier, maître de conférences (Bretagne occidentale) ; Yorgos Rizopoulos professeur (Paris-VII) ; Michel Rocca, professeur (Grenoble) ; Raphaël Sablong, maître de conférences (Lyon-I) ; Catherine Samary, économiste retraitée (Paris-IX) ; Michel Savaric, maître de conférences (Franche-Comté) ; Jean-Michel Servet, professeur honoraire (IHEID Genève) ; Camille Signoretto, maître de conférences (Aix-Marseille) ; Natalia Soilita, maître de conférences (Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines) ; Henri Sterdyniak, Economiste atterré ; Muriel Taillens, maître de conférences (Bretagne occidentale) ; Stéphane Thuault, bibliothécaire documentaliste (Paris-III) ; Stéphanie Treillet, maître de conférences en économie (Paris–XII) ; Aurélie Trouvé, maître de conférences (AgroParisTech) ; Pascale Turquet, maître de conférences (Rennes-II) ; Guillaume Vallet, maître de conférences (Grenoble) ; Jérôme Valluy, maître de conférences (Paris-I) ; Sylvain Vatan, maître de conférences (Lyon-II) ; Sébastien Villemot, économiste (Cepremap) ; Michaël Zemmour, enseignant-chercheur (Paris-I) ; Martin Zumpe, maître de conférences (Bordeaux).

Organisations signataires : Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) ; CGT-FERC Sup ; CGT université de Grenoble ; Les Economistes atterrés ; Fondation Copernic ; Sauvons l’université ! (SLU !) ; SNCS-FSU ; SNESUP-FSU ; SNPTES ; SUD-Education ; Sud-Recherche-EPST.

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